En France, Lafarge, une icône créée en 1833 spécialisée dans le ciment, les agrégats et le béton, est aujourd’hui au cœur d’un procès emblématique : celui d’une multinationale soupçonnée d’avoir, au plus fort de la guerre civile syrienne, maintenu l’activité d’une cimenterie en versant de l’argent à des groupes armés, dont des organisations djihadistes.
Le dossier, instruit depuis des années, est d’autant plus explosif qu’il mêle économie de guerre, sanctions internationales, sécurité des salariés et gouvernance d’entreprise — et qu’il continue de poursuivre le groupe, même après son rachat/intégration dans le géant suisse Holcim en 2015.
Le cœur des accusations : payer pour produire en zone de guerre
Le nœud de l’affaire se situe autour de la cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie, entrée en production au début des années 2010. Selon les éléments présentés par l’accusation et rapportés par la presse, l’entreprise aurait cherché à préserver l’exploitation du site malgré la dégradation rapide de la situation sécuritaire, en acceptant l’idée de « composer » avec les forces qui contrôlaient routes, checkpoints, approvisionnements et main-d’œuvre.
Au procès ouvert à Paris à l’automne 2025, Lafarge et d’anciens responsables sont jugés notamment pour financement du terrorisme et violation d’un embargo/sanctions, des faits présentés comme s’étant déroulés entre 2013 et 2014, période durant laquelle des paiements auraient été effectués afin de permettre la poursuite des opérations et la circulation (personnel, fournisseurs, matières).
Le quotidien Le Monde rappelle aussi un point qui pèse lourd dans l’opinion : Lafarge a déjà reconnu des faits similaires devant la justice américaine, ce qui rend la stratégie de défense politiquement et médiatiquement délicate en France.
En effet, le 18 octobre 2022, le Département de la Justice américain (DOJ) a annoncé que Lafarge S.A. et sa filiale syrienne avaient plaidé coupable dans une affaire de « material support » (soutien matériel) à des organisations terroristes étrangères, en lien avec un accord de partage de revenus avec l’État islamique (et d’autres arrangements), et accepté environ 778 millions de dollars américains de sanctions (amendes et confiscations).
Au-delà du montant, la portée est historique : le DOJ présente cette procédure comme sa première poursuite de ce type visant une entreprise sur ce fondement terrorisme.
Côté Holcim, un communiqué insiste sur deux éléments : (1) le DOJ estime que la conduite incriminée n’impliquait pas Holcim, et (2) il note l’existence d’un programme de conformité jugé solide, au point de ne pas exiger de « monitor » indépendant.
Les “méfaits” au-delà du pénal : l’échec de gouvernance et la question humaine
Même en restant strictement sur les faits documentés, l’affaire ne raconte pas seulement des transactions illicites. Elle met aussi en lumière un échec de contrôle interne : comment une filiale a pu évoluer en zone de conflit, traiter avec des intermédiaires et franchir des lignes rouges (sanctions, relations avec acteurs armés) sans que l’entreprise ne stoppe clairement la machine. Reuters résume les accusations autour d’environ 5 millions d’euros de paiements à des groupes jihadistes, et insiste sur les mécanismes opérationnels (passages, approvisionnements, maintien d’activité).
En France, l’audience de décembre 2025 montre aussi l’intensité de l’affrontement : le parquet a requis des peines de prison contre plusieurs prévenus, et s’en est pris frontalement à la ligne de défense de l’ancien PDG Bruno Lafont.
Le même mois, Le Monde rapporte également que la thèse consistant à suggérer un aval implicite des services de renseignement n’a pas convaincu à l’audience, ce qui renforce l’idée que la responsabilité recherchée est d’abord celle de la chaîne décisionnelle de l’entreprise.
Ce que l’acquéreur dit avoir changé pour rompre avec le passé
D’un point de vue strictement juridique, l’intégration de Lafarge dans Holcim (fusion/rachat de 2015, groupe devenu “Holcim” en 2021) n’efface pas les responsabilités pénales potentielles liées à des faits antérieurs.
En revanche, la réalité de gouvernance démontrée par Holcim et bien communiquée depuis 2017 suggère que des mesures correctrices sont en place pour éviter la répétition de scénarios “Syrie”… ou en série (LOL)!
Par exemple, dès avril 2017, LafargeHolcim annonce la conclusion d’une enquête interne indépendante mandatée par son conseil, et surtout une série de mesures de remédiation : renforcement du dispositif compliance, clarification des standards, et création/activation d’instances de supervision éthique.
Dans ses documents publics (communiqués et rapports), le groupe met en avant la mise en place d’un Ethics, Integrity & Risk Committee chargé de piloter l’application rigoureuse des politiques de conformité.
En décembre 2018, Holcim (alors LafargeHolcim) communique aussi sur une évolution de sa direction, en soulignant qu’une nomination au plus haut niveau reflète un accent accru sur la culture d’intégrité et de conformité.
Plus récemment, l’entreprise continue d’investir cet angle réputationnel : en 2024, Holcim annonce rejoindre une initiative de l’OCDE dédiée à l’intégrité du secteur privé, dans le prolongement d’un discours public axé sur la gouvernance.
Enfin, et c’est un point central pour “ne plus être lié” au passé, Holcim souligne que le DOJ a constaté que des anciens dirigeants de Lafarge auraient dissimulé les faits à Holcim avant et après l’acquisition — un argument clef pour circonscrire la responsabilité “groupe” au regard des autorités américaines.
Le test du procès
Ces dispositifs (comités, compliance renforcée, reporting, nominations) sont des réponses classiques d’un grand groupe coté confronté à un scandale majeur. Mais le procès français de novembre–décembre 2025 agit comme un test : non pas de la communication, mais de la capacité des institutions à qualifier pénalement la conduite d’une multinationale en zone de conflit — et à déterminer jusqu’où remonte la responsabilité, du terrain jusqu’au sommet.
Ce que l’on peut dire sans extrapoler : Holcim a surtout cherché à institutionnaliser des garde-fous (contrôles, comités, culture compliance), et à documenter auprès des autorités (notamment américaines) l’idée que les faits reprochés relevaient d’une ancienne équipe et de pratiques contraires aux règles internes.
Ce que la justice française tranchera, ce sont si ces garde-fous arrivent trop tard — et quelle responsabilité demeure, malgré la refonte de l’organigramme et du vernis corporatif…
Dans tous les cas, on peut se réjouir que le politique et le juridique en France dans ce dossier aient été séparés d’un mur coupe-feu qui permet de faire la lumière sur un cas de promiscuité entre les affaires et certains régimes douteux. Ici, au Canada, l’affaire SNC, en tout point semblable d’un point de vue pots-de-vin et corruption, mais elle se déroule en Algérie, a été étouffée à cause du manque de courage de notre premier ministre de l’époque, Justin Trudeau, qui a fait passer ses amitiés devant le bien général…


