« L’industrialisation des processus est nécessaire si les Canadiens veulent continuer à bénéficier d’une construction performante et capable de répondre aux besoins d’une population croissante ». Ces mots datent de 1969, prononcés par Jean-Luc Pépin, alors ministre canadien de l’Industrie et du Commerce. Le constat reste d’une actualité presque troublante.
Alors que le Québec fait face à une crise du logement majeure, la préfabrication et l’industrialisation de la construction reviennent sans cesse dans les discussions publiques. Plus rapides, plus efficaces, moins dépendantes de la main-d’œuvre sur les chantiers – et de la météo! – elles promettent un gain de productivité et une capacité accrue à livrer des logements. Pourtant, malgré plus d’un demi-siècle de discours en ce sens, leur adoption demeure marginale.
La préfabrication est en effet reconnue pour réduire significativement le temps de réalisation — jusqu’à 50 % selon certains acteurs — tout en diminuant les imprévus de chantier.
La fabrication en usine permet également une meilleure qualité d’exécution, une réduction des erreurs, des déchets et une moindre exposition aux intempéries.
Malgré tout, la préfabrication, particulièrement en bois, reste une niche. Les gains potentiels peinent à se matérialiser, et ce, malgré des investissements étatiques significatifs : Programme préfabrication en bois (PPBOA), Politique d’intégration du bois dans la construction, mesures d’automatisation, et plus récemment, appel de qualification de la Société d’habitation du Québec pour 500 logements hautement préfabriqués.
Des défis technologiques persistants
Le climat québécois pose des contraintes que la préfabrication ne peut ignorer. L’enveloppe du bâtiment doit assurer une performance impeccable en matière d’étanchéité, d’isolation et de résistance aux cycles de gel-dégel. Si les panneaux peuvent être assemblés en usine, la continuité du pare-air et du pare-vapeur doit encore être réalisée sur chantier, demandant une précision artisanale.
La construction en bois présente également des enjeux propres à sa nature : le séchage de l’ossature peut entraîner des compressions jusqu’à 2 mm par étage dans les bâtiments de moyenne hauteur, ce qui complique l’ingénierie et les détails de jonction entre modules.
En parallèle, plusieurs entreprises québécoises utilisent toujours des systèmes d’ossature bois traditionnels. L’intégration de technologies plus avancées — bois lamellé-collé, lamellé-croisé, matériaux biosourcés — reste limitée, en partie par manque d’infrastructures et d’investissement.
Une industrie frileuse face au risque et freinée par ses coûts
La construction est un secteur où l’aversion au risque domine. Les entrepreneurs préfèrent des systèmes éprouvés, aux performances connues, et hésitent à adopter des solutions nouvelles, surtout lorsqu’elles impliquent une responsabilité professionnelle accrue pour les ingénieurs et architectes.
L’innovation coûte cher, particulièrement pour les petites et moyennes entreprises qui composent l’essentiel du secteur. Pendant ce temps, l’acier et le béton bénéficient d’infrastructures déjà amorties, ce qui rend la filière bois et les approches préfabriquées moins compétitives à court terme.
La fragmentation extrême des métiers de la construction
Le Québec compte l’un des plus grands nombres de corps de métiers certifiés parmi les pays industrialisés. Chaque métier possède sa zone d’intervention définie, encadrée par la Régie du bâtiment du Québec (RBQ). Cette hyper-spécialisation complique la fabrication en usine, où plusieurs tâches traditionnellement compartimentées doivent être intégrées dans un même flux de production.
Les modes de réalisation dominants — notamment le Design-Bid-Build — renforcent cette fragmentation en séparant nettement ce qui relève de la conception et de la construction. À l’inverse, des approches plus intégrées comme le Design-Build ou l’Integrated Project Delivery, plus compatibles avec la préfabrication, demeurent très peu utilisées au Québec.
Un protectionnisme syndical et corporatiste profondément enraciné
Un facteur souvent sous-estimé, pourtant crucial, concerne la culture syndicale et corporatiste de l’industrie de la construction.
Les travailleurs d’usine qui produisent des modules ou des panneaux préfabriqués ne font pas partie des corps de métiers licenciés au sens de la RBQ. Ils n’appartiennent donc pas aux communautés professionnelles reconnues sur les chantiers.
Cette situation est perçue comme une menace par plusieurs syndicats de métiers spécialisés, pour deux raisons :
- La préfabrication réduit le volume d’heures travaillées sur les chantiers
Chaque étape effectuée en usine représente une perte directe d’heures de travail sur le terrain, là où les conventions collectives sont les plus avantageuses. - Les salaires en usine sont généralement plus bas
Les structures salariales n’ont rien à voir avec celles négociées pour les chantiers. Pour les organisations syndicales, favoriser la préfabrication revient donc à accepter un déplacement du travail vers un secteur moins rémunéré et hors de leur juridiction.
Ce protectionnisme, souvent tacite mais bien réel, explique en partie une résistance culturelle et institutionnelle au changement. Déjà en 1969, un dirigeant syndical dénonçait la « conspiration pour maintenir le statu quo ». Cette dynamique persiste aujourd’hui, ralentissant l’évolution vers des processus industriels intégrés.
Des obstacles réglementaires, financiers et assurantiels
Les codes du bâtiment restent prudents quant à l’utilisation de matériaux combustibles dans les bâtiments de moyenne et grande hauteur. Les mises à jour — essentielles pour suivre les innovations — accusent du retard.
Les institutions financières comprennent mal comment évaluer un bâtiment dont une partie importante est produite en usine mais n’est pas encore assemblée sur le chantier. Les garanties hypothécaires, basées sur l’avancement des travaux visibles, ne s’adaptent pas facilement aux réalités hors site.
Les assureurs, eux aussi, demeurent méfiants : primes plus élevées, refus de couverture dans certains cas… L’innovation se heurte ici à un système d’analyse du risque fondé sur des standards historiques.
Des préjugés culturels toujours vivants
La préfabrication souffre encore de son association avec l’univers des maisons mobiles et des constructions bon marché. Plusieurs architectes craignent également une perte de liberté conceptuelle ou une standardisation esthétique. Ces perceptions, bien qu’exagérées, influencent les choix des donneurs d’ouvrage et ralentissent l’acceptation sociale de solutions pourtant performantes.
Conclusion : sortir du cercle vicieux
La préfabrication pourrait jouer un rôle majeur pour accélérer la construction de logements de qualité au Québec. Les technologies existent, les bénéfices sont démontrés et les besoins n’ont jamais été aussi criants.
Mais tant que perdureront les blocages technologiques, réglementaires, organisationnels, culturels — et surtout corporatifs — la préfabrication ne sortira pas de sa niche.


